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Hypnose et Qigong

Entretien avec Benjamin Watteau et Amaël Ferrando (Eïnothérapie et Qigong Tuina)

Quels sont les liens, similitudes et les différences entre l’Hypnose et le Qigong ? Comment l’état hypnotique peut-il être compris dans la vision de la Médecine Chinoise, et plus particulièrement dans la tradition du Qigong Tuina ? Dans cet entretien, Benjamin et Amaël échangent sur ces questions. Au-delà des différence de disciplines, ce chemin nous ramène aux fondamentaux de la pratique thérapeutique : l’attitude, le rapport au corps et aux mémoires qu’il porte, etc.

Benjamin Watteau est praticien de médecine chinoise, formé à l’eïnotherapie (hypnose) auprès de son fondateur Bernard Sensfelder, et étudiant en Qigong Tuina. Il est l’auteur du livre « Hypnose, Qigong, Méditation Silencieuse » aux éditions SATAS. Amaël Ferrando est disciple successeur du Professeur Bai Yunqiao (Pékin), le fondateur du Qigong Tuina. Il est l’auteur d’une série d’ouvrages au sujet du Qigong Tuina, dont le dernier « Les Merveilleux Vaisseaux », a bénéficié d’une contribution de Benjamin Watteau au sujet de la posturologie.

La vidéo

-Dans cet entretien on va discuter des liens entre l’hypnose et le Qigong. On s’est rencontré avec Benjamin il y a quelques années, et il se trouve qu’on a découvert beaucoup de liens et de similitudes entre l’hypnose, que pratique et enseigne Benjamin, et le Qigong et le Qigong Tuina. En plus le hasard fait que nous avons tous les deux écrit un bouquin chacun, qui sort en même temps, ces jours-ci. Peut-être on peut commencer par ça, Benjamin si tu veux nous dire un petit peu l’objet de ton ouvrage, et puis ta démarche ?

-Moi je ne voulais pas d’une forme d’hypnose qui soit basée sur une prise de pouvoir. Il me fallait trouver quelque chose où le positionnement du thérapeute soit en lien avec le positionnement du thérapeute que j’aime avoir quand je fais de la médecine chinoise. Du coup je ne m’imaginais pas manipuler quelqu’un, le faire plonger dans un état profond et lui rentrer des trucs dans la tête comme ça peut se faire dans certaines méthodes.

Donc à un moment j’ai rencontré Bernard Sensfelder, qui est le fondateur d’une hypnose qui s’appelle l’eïnothérapie. L’eïnothérapie il l’a inventé en se basant sur les travaux de François Roustang, qui est assez connu dans le monde de l’hypnose pour avoir fait un parallèle entre le zen et l’hypnose. Ce parallèle entre le zen et l’hypnose il m’a tout de suite montré que j’étais peut-être à peu près au bon endroit, alors j’ai voulu fouiller un peu ça.
Il s’est avéré que dans le travail qu’a fait Bernard Sensfleder pour formaliser l’eïnothérapie il s’est plutôt basé sur les neurosciences. Et dans les bouquins que j’ai pu lire de François Roustang ou d’autres auteurs qui ont fait ce parallèle avec le zen ou avec la pensée chinoise, je n’ai jamais vu l’hypnose expliquée à partir de la pensée chinoise. J’ai toujours vu l’hypnose rapprochée du zen après qu’elle ait été expliquée à partir de processus de pensée plutôt issus de la philosophie occidentale ou des sciences occidentales. Donc l’objet de mon bouquin globalement ça consiste à voir comment est-ce qu’on peut appréhender le processus hypnotique, comment est-ce qu’on peut appréhender le processus curatif qui se met en place dans la transe, à partir de la pensée plutôt du bouddhisme Chan et du taoïsme, dans la façon dont ils se sont rejoints.

-Du coup Benjamin tu as commencé par étudier la médecine chinoise, puis tu as approfondi l’eïnothérapie comme un complément, un approfondissement de la médecine chinoise.

-Oui, alors c’est à la fois une branche, du coup complémentaire à la médecine chinoise, et en même temps c’est quelque chose qui vient en amont, à savoir un positionnement, ça m’a permis de trouver un positionnement par rapport à mes patients qui soit différent, qui soit plus dans une sensation et dans une ambiance de travail qui me conviennent. C’est vrai que quand je suis arrivé ici en formation pour faire du Qigong Tuina j’ai retrouvé cette ambiance. C’est avant tout ça qui m’a donné envie de prolonger la formation avec toi.

-C’est-à-dire une continuité entre le toucher et l’accompagnement par la parole, par les énergies, qui a le même fond, en fait.

-C’est ça. Sans pour autant exclure la possibilité de continuer à mettre des aiguilles, ou la possibilité de prescrire de la pharmacopée puisque ça fait partie des choses qui m’ont été enseignées. Mais ça crée un cadre global de travail dans lequel je me sens bien.

-Du coup cette hypnose, quelles sont ses caractéristiques ? Est-ce qu’il y a quelque chose dans la pratique qui est différent ?

-Déjà le terme « hypnose » est complexe parce qu’il recouvre pas mal de réalités différentes. Quand on dit « hypnose », selon les cas de figure, on pense plutôt à l’action d’un thérapeute pour plonger quelqu’un dans un état, ou on pense à un état de conscience, ou éventuellement on pense à la façon dont la personne dans cet état va être manipulée ou transformée.

En fait il y a plein de façons de faire rentrer quelqu’un dans l’état l’hypnotique, il y a plein de variantes sur l’état hypnotique, et il y a plein de façons de travailler à partir de cet état. La façon dont on va travailler en eïnothérapie, c’est déjà que contrairement à beaucoup d’hypnoses classiques, on ne va pas faire ce qu’on appelle des « ruptures de pattern ». La rupture de pattern, c’est-à-dire que la personne est préoccupée sur quelque chose, et « poum » d’un seul coup on détourne son attention et on crée une forme de sidération qui va permettre ensuite de prendre un peu le pouvoir sur son psychisme pour l’emmener dans un état un peu différent de rapport au réel. Ça c’est ce qu’on ne fera pas par exemple.

Une deuxième chose qu’on ne fera pas, ce sont les méthodes de confusion, qui sont celles où justement à nouveau, on utilise le langage, on utilise des gestes, qui emmènent la personne vers une sorte de « blanc » dans lequel on peut se glisser, là aussi pour changer l’état. Quand on fait de l’hypnose en eïnothérapie, on utilise le moyen qui est finalement le moins efficace pour rentrer vers l’hypnose : c’est la centration sur les sensations. Et en ça, ça se rapproche beaucoup de ce qui se passe dans le Qigong. Parce qu’on va se centrer sur les sensations et ensuite on va éventuellement modifier ces sensations, en jouant sur des images. On peut utiliser des images de légèreté, de poids, en fait n’importe quelle image… le cerf-volant comme on l’a fait cette semaine par exemple [pendant les cours de Qigong à l’école Kendreka].

Donc voilà : sensations, plus jouer sur une image, et ça donne un état de transe qui est assez léger. Ça c’est le premier effet. Dans cet état de transe, l’idée c’est pas d’emmener quelque chose dans l’esprit du patient, c’est même pas de travailler avec l’esprit du patient, c’est de travailler avec le corps du patient. L’idée c’est de mettre en place un dispositif dans lequel le cadre de travail permette au patient de rentrer dans un état où il va pouvoir laisser quelque chose se faire en lui. Et ce quelque chose ce n’est pas lui qui le contrôlera. Donc ça implique d’être justement un tout petit peu moins en veille. Et ce quelque chose ça consiste la plupart du temps à un nettoyage.

C’est-à-dire qu’on part du principe que le bien-être globalement c’est notre état naturel, et que le mal-être c’est ce qui entrave le bien-être. Donc ce qui entrave cette possibilité que l’état naturel de bien-être se déploie. Donc l’idée c’est de proposer au corps d’aller retirer ces tensions, ces mémoires, qui entravent le bien-être. Pour qu’ensuite la personne se sente mieux au quotidien. Donc ça c’est le travail. Et généralement en fonction du besoin de la personne, l’état s’approfondit selon le besoin en fait. Il n’y a pas à faire des techniques d’approfondissement de l’état. J’aimerais bien aussi évoquer le lien entre ce que j’ai pu formaliser dans le livre qui va sortir bientôt à mon nom et puis le petit paragraphe où les quelques pages que j’ai pu faire pour toi, dans le livre que tu viens de sortir, où on parle d’orientation du corps dans l’espace en fonction des Merveilleux Vaisseaux. En fait on parle de structuration du corps, et cette structuration du corps, pour moi, elle se fait sur la base de ces traces des mémoires qu’on a dans le corps. Et donc là aussi ça créé un nouveau lien avec le Qigong, parce que dans le Qigong, le travail sur la rectitude c’est avant tout un travail qui permet d’aller trouver du relâchement dans les tensions qu’on a, pour permettre une possibilité d’être dans l’axe, d’être au milieu, et du coup d’être disponible à tout.
Et donc dans le travail de l’eïnothérapie on peut aussi avoir une lecture psycho-corporelle : c’est-à-dire que quand quelqu’un arrive (même si on ne va pas mettre le doigt là-dessus) on peut se dire « tiens cette façon d’être projeté en avant me dit quelque chose sur son rapport au monde ». Ou « cette façon d’être enroulé, me dit quelque chose sur son rapport au monde ».

Et peut-être que ça va m’aider à trouver les mots. Aussi ça va m’impacter parce que je vais percevoir une ambiance émotionnelle, juste par la façon dont il se tient, donc si moi je suis disponible et à l’écoute, je vais vivre ça. Et puis ça va aussi me donner l’envie d’aller mettre ma main quelque part, donc il y a un lien qui se fait autour de tout ça.

-Oui et ça me donne envie de prolonger, puisque que tu commences à parler de ça en disant que les tensions elles impactent la structure, (les tensions mais aussi les traumatismes etc) et c’est comme si dans le fond, moi parfois j’ai l’intuition même que les tensions elles constituent la structure. Que sans aucune mémoire, on va parler de mémoires parce que « tension » ça a une connotation négative, que sans aucune mémoire, on n’a pas de structure, on n’existe pas. On est constitué de mémoires, c’est ça qui nous structure ou qui nous donne en tout cas notre solidité physique et psychologique. Et l’art du thérapeute justement c’est d’alléger celles qui nous empêchent, mais ce n’est pas d’identifier qu’une mémoire ou une tension c’est forcément négatif.
Voilà tu parles de disponibilité, mais cette disponibilité elle est aussi construite sur des mémoires ou des choses qu’on pourrait appeler des tensions. Par exemple, si on pense à des choses qui nous conditionnent psychologiquement, le simple fait par exemple qu’assez jeune on apprend à reconnaître les visages des parents, puis les visages des proches, des choses comme ça, évidemment c’est un gros conditionnement c’est-à-dire que quand je te regarde je me dis « tiens c’est Benjamin », j’interprète plein de choses, je simplifie plein de choses

-tu m’enfermes

-je t’enferme, c’est ça. Donc c’est une grosse contrainte et en même temps, sans cette structure qui est une grosse contrainte, je verrai juste un flot de petits points lumineux, et ce serait très difficile d’avoir une conversation ou de savoir qui est là.

-Ça me donne envie de rebondir sur le fait qu’on ne va pas effacer des mémoires, on va juste réorganiser le rapport.
Et en réorganisant le rapport, on va peut-être aussi réorganiser le corps. On va juste changer la façon dont on rentre en relation avec ces mémoires pour que ça ne soit plus générateur de mal-être. Là il y a un piège absolu qui serait de vouloir éradiquer tous les problèmes dans une espèce de culte ou de quête d’une pureté totale, ou en fait on oublierait qu’on est incarné, qu’on est dans une incarnation, etc.
Il y a à la fois une partie de nous qui est non individuelle, qui est indifférenciée ; mais il y a aussi une partie de nous qui est individuelle, qui est différenciée, qui existe et qui a un trajet de vie. Et les deux cohéxistent, il ne s’agit pas de jeter le monde de la manifestation pour le monde du vide, ou de jeter le monde du vide pour le monde de la manifestation.
Les deux sont ensemble et c’est juste qu’on aide l’un avec l’autre. Même si on aide plutôt la manifestation avec le vide que l’inverse… [rires]

-C’est vrai qu’on a un héritage de la culture judéo-chrétienne qui est très marqué ici, du coup très souvent on a tendance à penser que l’esprit c’est mieux que la matière, et puis qu’on essaye de libérer l’esprit des contraintes de la matière.

Parce que dans le christianisme ça a été quand même beaucoup rabâché : le monde de dieu c’est après la mort, et ce n’est que quand on meurt que l’on peut y accéder. Et pour ça on a la chance d’avoir des contacts avec d’autres cultures notamment – alors ce que je dis là sur le christianisme évidemment c’est une certaine interprétation il n’y a pas que ça du tout, mais c’est quand même dominant dans notre fond culturel historique –
et dans la culture chinoise par exemple c’est extrêmement différent.

Puisqu’il y a très peu de différenciation entre les deux [la matière et l’esprit] : on considère que les deux c’est comme une continuité, ou des états différents : de la même manière qu’il y a la glace, l’eau et la vapeur mais qu’on ne va pas dire que la vapeur c’est mieux que la glace ou c’est mieux que l’eau.

Ce sont des choses qui sont toujours inextricables et indissociables.

-Sur cette histoire de culture et de culpabilité, Bernard Sensfelder avait remarqué qu’avec des gens qui peuvent s’exprimer dans deux langues différentes, il y a des culpabilités qui sont vivantes quand ils parlent une certaine langue, et qui ne s’expriment pas quand ils changent de langue.

-Oui ! Moi ce que j’ai remarqué que je trouvais épatant c’est que quand j’ai commencé à apprendre avec mon enseignant Baï à Pékin, en Occident on va dire que 3 personnes sur 4 leur souffrance principale c’est la culpabilité, j’exagère à peine mais c’est très présent chez beaucoup beaucoup de gens, et je n’arrivais pas à traduire « culpabilité » en chinois. Je lui ai décrit, je lui ai expliqué, et en fait il n’y a pas de mot en chinois pour dire culpabilité. Il y a des mots qui se rapprochent vaguement, il y a un mot qui veut dire « l’impression de perdre la face » par exemple, ça c’est très chinois. Mais se culpabiliser de quelque chose, et bien il n’y a pas de mot dans le vocabulaire parce que ça ne fait pas partie de la culture. Et ça c’est quelque chose qui est très ancrée dans le fond culturel chrétien. Je ne pense pas que ce soit le message principal du Christ mais en tout cas c’est très ancré dans notre culture. Et ça nous met des structures.
Ces structures c’est pareil, on peut en parler comme on en parlait à l’instant : d’un côté ça nous limite énormément, d’un autre côté ça nous structure énormément aussi. Peut-être que si il n’y avait pas la culpabilité, on ne serait pas les champions du capitalisme, va savoir. Donc il y a des bons ou des moins bons ou des mauvais ou des très mauvais côtés,

-je n’ai pas vu le bon côté !
[rires]

-mais en tout cas il y a des choses qui s’en dégagent, des caractéristiques qui s’en dégagent et c’est difficile de se dire qu’on veut le jeter. Mais en revanche comme tu disais le réorganiser ou l’intégrer, ça peut être bien.

-Et le fait que certaines culpabilités s’expriment dans une langue ou pas dans l’autre, ça nous montre aussi que la structuration de nos mémoires elle se fait dans le corps mais elle se fait aussi par le langage, le langage structure énormément notre rapport au monde et là aussi il y a des choses à déconstruire. Et on y travaille en eïnothérapie et aussi  je pense dans le Qigong.

-Tout à fait. Je pense que dans l’hypnose l’idée c’est de travailler sur des structures psychologiques ou mentales, et dans le Qigong ça va parler de transformer des fonctionnements énergétiques, mais les deux sont extrêmement liés.

-Si je peux rebondir là-dessus, en fait l’idée c’est que ce qui empêche le bien-être, c’est des traces dans le corps. Donc si on veut ça peut être appelé des structures psychologiques, ou autres, mais en fait c’est avant tout des mémoires qui ont été stockées. Et ces mémoires qui ont été stockées ça peut être des peurs, des culpabilités, ça peut être des traumatismes, des sidérations, et quelque part dans l’eïnothérapie on passe notre temps à dire qu’on travaille sur du corps, et pas sur du psychisme. Parce qu’on va proposer aux corps d’aller travailler sur ces mémoires pour réorganiser son rapport à ces mémoires et pour permettre à un mouvement qui a été bloqué par cette mémoire de se remettre en circulation. Alors le terme d’énergie n’est pas utilisé par Bernard Sensfleder, moi dans mon livre j’y vais allègrement !

Donc effectivement c’est du psychisme, c’est de l’énergie, c’est de la matière, c’est tout ça quoi. Mais je n’ai pas le sentiment qu’il faille dissocier. Pour moi ce qui fait la différence [entre l’approche de l’eïnothérapie et du Qigong] c’est que par contre, ce qu’on va utiliser, ce sont des mots. Si je viens comparer au Qigong Tuina, nous dans notre rapport à la personne on ne va pas utiliser des mains, on ne va pas utiliser des aiguilles non plus, mais on va d’abord travailler avec notre présence (comme en Qigong Tuina) donc ça impose une forme d’état du thérapeute, qu’en eïnothérapie on appelle le centrage mais qu’on pourrait appeler l’état de Qigong aussi peut-être.
Et puis à partir de là on va utiliser des mots pour aller réveiller des mémoires. C’est là que peut-être, comme ça passe par les mots, on peut parler de psychisme.

-Oui je comprends. Quand tu parles de l’état du thérapeute ou du praticien ça me fait vraiment penser à ce que tu évoquais au tout début, en disant que parfois quand on parle d’hypnose on parle de l’état du patient, parfois on parle de l’état du praticien, ou de ce qu’il se passe entre les deux.
Là il y a aussi un point qui me semble très proche dans ce que tu décris : dans la vision du Qigong et plus particulièrement du Qigong Tuina, l’aspect important c’est une qualité d’état ou une qualité d’être, qui ne concerne pas forcément ni que le praticien, ni que le patient, mais qui est davantage une qualité de relation. Et cette qualité de relation, si elle est suffisamment établie entre les deux, ça crée une qualité de relation au monde. Et ça, ça ouvre la relation thérapeutique. Et donc quand tu parles de ne pas être dans une forme de pouvoir ou d’intention, c’est un peu ça : c’est-à-dire qu’on ne va pas essayer de créer une bonne relation entre le patient et le thérapeute, ça en fait c’est pas important, mais en revanche cette nature de relation, cette qualité de relation, va ouvrir une relation à l’Univers. Et là aussi, dans la façon dont ça va travailler sur l’énergie, on pourrait dire que ce n’est pas le thérapeute qui travaille sur l’énergie du patient, mais c’est l’énergie de l’Univers qui va travailler plus efficacement sur l’énergie du patient parce qu’on crée de l’ouverture.

-C’est ça. Et pour le dire encore autrement : si le thérapeute est en train de se projeter sur un résultat, il empêche ce travail. Donc une des premières choses qu’on essaie d’apprendre, et qu’on continue à apprendre toute sa vie je crois, c’est de ne pas vouloir. Et plutôt de simplement s’occuper de soi, de se mettre à cet endroit où le cœur se vide, le mental ce calme, le ventre se remplit. Et où il est possible de simplement être là.
Et là il y a la relation qui s’installe et dans cette relation, dans les mots de Roustang (il avait emprunté ce terme ce n’est pas lui qui l’a inventé) on parle de « perceptude ». Dans cette perceptude il y a des choses qui peuvent venir. Et je sais qu’en Qigong Tuina on ne les utilise pas trop, ces choses qui peuvent venir, mais dans le cadre de l’eïnothérapie c’est plutôt ça l’outil du thérapeute. C’est-à-dire que ces choses qui viennent, ces images, ces sensations, ces impressions… on va les utiliser, comme pour envoyer un caillou dans une mare et peut-être faire un ricochet s’il est bon, et ce caillou quand il va arriver dans la mare il va provoquer éventuellement une réaction. Et cette réaction, là où on travaille nous, c’est de proposer au patient de l’accueillir complètement et de laisser monter ce qui se passe. On va peut-être même laisser monter ça une fois, deux fois, trois fois… Ça peut se manifester par des tremblements, ça peut… je ne vais pas les décrire parce qu’après ça crée comme un modèle de comportement.

Il peut y avoir des manifestations émotionnelles, ou pas, ça peut être très discret, et ce n’est pas d’ailleurs l’intensité de la réaction qui va garantir le résultat.
Mais une fois qu’il y a cette réaction qui s’est passée, d’un seul coup il y a quelque chose qui change et c’est là que le positionnement du thérapeute est important parce que c’est dans son positionnement qu’il peut percevoir ce changement d’ambiance global, qui nous dit qu’il y a quelque chose qui était bloqué qui se remet en marche.

-C’est assez similaire ce qu’on évoque là, avec le Qigong et spécialement du Qigong Tuina, c’est comme si le praticien devait être en recul, pour laisser les processus naturels avoir lieu. Et dans ces dynamiques de perception c’est vrai que parfois on va en parler, d’autres fois non, mais en tout cas il faut pour le praticien un positionnement qui est très contemplatif. Parce qu’on part du principe que le fonctionnement humain il est inconnaissable. En même temps on essaie de le comprendre, en même temps il est suffisamment complexe, avec les différentes strates de corps, de psychisme, d’émotions, de mémoires etc, pour que notre esprit humain il ne puisse pas le saisir dans sa globalité.
Et ça c’est vrai pour l’humain mais même la façon dont un brin d’herbe pousse, un esprit humain il ne peut pas saisir la globalité de tout ce qui se passe. Donc on va chercher à cultiver un positionnement où on laisse la place à quelque chose qui est un petit peu plus vaste que nous-même, et souvent dans le contexte du Qigong Tuina on parle de Tong Ling, ça veut dire de laisser circuler « Ling » qu’on peut traduire par « l’esprit de l’univers », mais il y a une notion d’efficacité là-dedans. On pourrait aussi traduire par « l’efficacité de l’esprit » ou « l’esprit agissant », quelque chose comme ça. Et ce positionnement-là permet qu’on fasse la bonne chose au bon moment, parce que ça ne part pas d’une volonté.

Et comme tu l’évoquais très justement, on n’essaye vraiment de ne pas vouloir soigner la personne, ou vouloir qu’elle aille mieux. Ce vœu on l’a parce qu’on étudie, parce qu’on travaille, parce qu’on fait ce métier éventuellement, donc il est au fond de nous mais quand on est en train de travailler, la posture intérieure c’est vraiment une posture de lâcher. Parce qu’on part du principe que l’énergie de l’Univers, ce qu’on appelle parfois le Ciel en médecine chinoise, va faire beaucoup mieux que nous. Donc c’est le Ciel ou c’est l’Univers qui va amener la bonne chose au bon moment.
[Grondement de tonnerre] Par exemple, un petit orage.

-D’ailleurs si je ne me trompe pas, « Ling », l’idéogramme c’est pas un chaman qui appelle la pluie ou une sorcière qui appelle la pluie ?

-C’est ça, exactement. -D’accord, donc tu as été entendu,

– J’ai été entendu. [rires] Et peut-être qu’on peut prolonger ça en terme de travail énergétique, on avait eu cette discussion une fois concernant l’énergie, parce que tel que je le perçois, après tu me diras ce  que tu en penses, mais tel que je le perçois, ce qu’on pourrait appeler la volonté ou l’intention, a une relation très étroite avec l’énergie. Et en même temps ce n’est pas la même chose. L’intention c’est un moteur qui part de l’intérieur et qui peut éventuellement guider l’énergie. Et l’énergie c’est quelque chose qui est en nous, qui nous baigne, qui aussi tout autour de nous, et qui a sa propre logique. L’énergie on peut dire que c’est quelque chose de vivant.

Dans l’hindouisme, qui est beaucoup tourné sur la personnification, par exemple on parle de Shakti, donc c’est un être, c’est presque une divinité. Donc cette énergie elle a ses propres logiques, ses propres fonctionnements et en tant que praticien la première « règle » on va dire, c’est de permettre à cette énergie de circuler en suivant son cours naturel. Tu parlais de « traces dans le corps » tout à l’heure, et c’est exactement ça : c’est-à-dire que si l’énergie ne circule pas de façon naturelle, et que ça mène à une pathologie, c’est parce qu’il y a des blocages. Mais l’énergie par elle-même elle a cette tendance, un peu comme de l’eau dans une rivière, ça coule toujours dans le bon sens. Il n’y a pas de doute là-dessus, on ne peut pas se dire que l’eau va couler dans le mauvais sens, ça coule dans le sens dans lequel ça doit couler.
L’énergie c’est la même chose. Donc l’intention peut être utilisé pour enlever des blocages ou pour faire affluer de l’énergie dans une zone. Ça peut être tout simplement, je ne sais pas, fixer l’intention ou l’attention sur un point du corps ou sur une zone du corps, ça se fait beaucoup en médecine chinoise (en Qigong Tuina), mais une fois que l’énergie afflue, il faut lui laisser sa propre dynamique.

Et ça c’est le risque, c’est que l’intention amène quelque chose qui est contrôlé et c’est comme si on amenait un seau d’eau dans la rivière mais que l’eau restait dans le seau ; il n’y a pas la circulation nécessaire.
Donc souvent on parle d’un procédé qui ressemble un peu à ça : on fixe l’intention jusqu’à ce que la sensation devienne très forte, quand la sensation est suffisamment forte on peut lâcher l’intention et suivre la sensation. Et c’est comme si on avait amené l’énergie à un endroit par l’intention, et après on la lâche et on la laisse faire son œuvre. Et c’est là peut être où on peut dire que l’énergie du Ciel et de la Terre se met à agir d’après l’efficacité du tonnerre.

-L’efficacité « De » ? de « Dao De Jing » ?

-Non, le « De » là, c’est ce qu’on traduit souvent par « vertu »

-Parfois je l’ai vu traduit par « l’efficace »… On pourra couper ça hein [de la vidéo]

-On pourra aussi le laisser comme ça, c’est très vivant ! [rires] Ce « De » en effet on peut le traduire par « efficacité ». En fait le « De » c’est la partie visible ou incarnée de la Voie. C’est-à-dire que ça n’indique pas forcément une nature spirituelle efficace mais ça indique ce qui dans notre existence est de l’ordre de la Voie, mais qu’on rend visible. Par exemple si on soigne des gens, on peut être dans le « De », dans une forme de vertu, c’est-à-dire qu’on donne pour manifester la Voie. Pour la rendre palpable.

-Par rapport à ce que tu viens de dire sur l’intention et l’énergie, et leur interrelation, il y a quelque chose qui m’a amené à réfléchir : c’est qu’en Qigong Tuina quelque part tu peux viser un lieu, mais tu ne sauras pas quelle mémoire tu travailles. Une mémoire va se manifester ou pas.
Alors qu’en eïnothérapie, on va avoir tendance à proposer de travailler sur une mémoire, mais on ne sait pas dans quel lieu ça va réagir. Mais ça c’est le début de l’eïnothérapie, dans un premier temps on va par exemple aider la personne à travailler sur des images négatives qu’elle a de soi, qui sont chargées de culpabilité, et on pourra lui proposer dans le travail une fois qu’elle est dans la demi-transe, de s’installer dans « je suis un monstre », par exemple. Et puis on verra où ça réagit et qu’est-ce qui réagit, et peut-être que rien ne réagira mais il y a beaucoup de gens pour qui ça réagit qui ont cette croyance fondamentale que leur spontanéité est mauvaise. Mais un peu plus tard on va peut-être aller travailler plutôt sur des situations dont la personne a peur.
Donc là on va aller réveiller une peur, par exemple la peur de parler en public, la peur de faire une vidéo… on va s’installer et puis on va voir ce qui se passe dans le corps, qu’est-ce qui réagit à ça ? Et comment éventuellement ça peut se libérer. Puis encore un peu plus tard (je dis plus tard mais en fait cette progression elle n’est que théorique) on peut aussi travailler sur des moments de traumatismes : des sidérations.
Par exemple une agression, et laisser le corps retrouver les traces d’une agression, on peut éventuellement lui proposer même de retrouver l’ambiance associée à cette agression. Donc là on sait encore sur quoi on travaille, mais on ne sait toujours pas où. Et arrive une phase où, quand la personne est suffisamment habituée à travailler dans l’état, on peut proposer au corps d’aller chercher une tension dont pour lui, c’est le moment de se débarrasser.

Une tension avec laquelle il est possible de faire quelque chose, plutôt que « se débarrasser » d’ailleurs. Et là, assez régulièrement, et c’est là que c’est assez incroyable, il se passe des choses aussi. Donc là on ne sait plus ni sur quoi on travaille, ni où ça se passe.

-C’est vrai que cette notion de lieu elle est vraiment interpellante pour le corps. Comme tu l’as dit dans le Qigong Tuina on part souvent du lieu, en médecine chinoise c’est souvent ça on part d’un point. Et ce point ou cette région du corps contient des mémoires, mais souvent on le découvre quand on commence à travailler dessus. Il y a plein d’ouvrages qui ont théorisé ça, mais je pense que dans la pratique c’est rarement vérifié : on ne peut pas à l’avance savoir si ce point-là ça va renvoyer telle chose, parce que chacun est tellement différent. Il y a des grandes tendances, on sait certaines choses mais après c’est différent pour chacun. Cette notion de lieu ou de point, là c’est comme si le toucher du thérapeute amenait l’attention du patient, de la personne qui reçoit, dans cette zone là. Et c’est plutôt l’attention de la personne qui va révéler ces choses-là, en grande partie.

Et en ça, moi je peux le voir un peu comme un état de conscience modifiée, ou un état de transe, comme si notre esprit était habitué à fonctionner un peu toujours dans la même zone, qui est par ici, (dans l’état de veille il est autour du troisième œil là, ou des yeux, dans cette région là), et que là on propose de décaler l’esprit et la conscience dans un autre endroit du corps.

Et là il va y avoir un autre univers de ressentis, et donc ça produit une forme de transe légère et aussi ça permet des compréhensions sur des aspects de nous-mêmes qui sont contenus dans d’autres zones du corps.
Il me semble qu’il y a ce procédé qui est aussi agissant.
Et ce qui se passe aussi, là tu disais qu’on peut proposer à la personne qui reçoit juste d’aller chercher une tension,

-Alors ce n’est pas à la personne qu’on demande, c’est à son corps. Alors après on pourrait dire à l’environnement, on pourrait proposer au tabouret d’aller chercher la tension mais l’idée c’est que c’est passif. Ce n’est pas elle qui volontairement cherche, sinon il se passera rien.

-Daccord, oui. Ça on le retrouve dans le Qigong Tuina, il y a un type de traitement qu’on appelle « Tian ying Xue » ça veut dire « les points de nécessité céleste » si on le traduit mot-à-mot. Là ça va passer par le praticien mais c’est le praticien qui va aller chercher une tension ou une zone ou un point sans idée préconçue. C’est une forme de… on pourrait parler d’intuition mais dans le contexte du Qigong Tuina et de la médecine chinoise c’est pas de l’intuition c’est de la nécessité.

On pourrait dire que c’est le destin, et donc ça tombe toujours juste. À condition qu’il n’y ait pas notre volonté au milieu, ou nos connaissances qui nous empêchent de contacter ça.

-Voilà. Après j’ai aussi la sensation de par mon expérience de thérapeute, que les deux pratiques s’entremêlent, ou qu’elles peuvent se mêler. C’est-à-dire qu’on peut commencer par un travail en Qigong Tuina et progressivement il y a un état qui s’installe, il y a un travail qui se fait et éventuellement ça peut réveiller une mémoire. Et là je peux éventuellement laisser la main ou retirer la main et accompagner ce qui se passe comme je le fais habituellement en eïnothérapie. Donc à travers des mots, « laisse monter », etc.

Ou inversement je peux être dans un travail plutôt d’hypnose et puis dans ce travail là il y a quelque chose qui fait que j’ai envie d’aller emmener ma main pour la poser quelque part pour accompagner le travail plutôt que de continuer avec les mots. Et il va se passer encore autre chose. Pour moi cette fluidité elle est possible parce que c’est le même fond d’ambiance global.

-Oui c’est la même attitude. Là on peut parler de « De », dans le contexte du taoïsme c’est une sorte de ligne de conduite, plus précisément une attitude, qui se manifeste dans ce qu’on va faire, comment on va se comporter, et c’est le fond de la pratique thérapeutique. Mon enseignant Baï Yunqiao il disait que les trois aspects pour un bon praticien c’est : le plus important c’est sa vertu médicale, en deuxième place il y a ce qu’on peut appeler sa personnalité ou son style, sa particularité, et en troisième place il y a son art.

Son art dans le sens la façon dont il maîtrise la médecine. Donc la façon dont il maîtrise la médecine c’est la troisième chose qui arrive dans l’ordre d’efficacité parce que on considère que si la vertu est bonne, si il y a la bonne attitude, on dit que le Ciel va aider, c’est-à-dire que l’Univers entier va aider la personne et les soins vont être efficaces. On sort de quelque chose de personnel pour participer à quelque chose de plus large.

-Ça me parait une excellente conclusion !

-C’est une très bonne conclusion, merci beaucoup Benjamin.

-Merci Amaël.

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